Les mobilisations Our Walmart

acteurs, actions, rhétoriques

(Los Angeles et Chicago, 2013)

Mathieu Hocquelet

Depuis 2012, aux Etats-Unis, des manifestations inédites par leur ampleur nationale et par leur forme, celle de conflits du travail, sont survenues au sein du groupe de distribution Wal-Mart, plus grand employeur privé mondial comptant plus de 2 millions de salariés dont 1,4 million en Amérique du Nord. Elles ont depuis essaimé parmi les employés précaires de multinationales des services et notamment au sein des principales enseignes de restauration rapide dans le monde entier.

Le 23 novembre 2012, journée de soldes au lendemain de Thanksgiving (Black Friday) lors de laquelle le géant de la distribution et plus grand employeur privé mondial, Wal-Mart (2,1 millions de salariés dans 15 pays ; 1,3 million de salariés en Amérique du Nord) enregistre son plus important chiffre d’affaires de l’année, plus de 400 employés accompagnés d’un millier de membres de diverses associations et syndicats se mobilisent pour manifester dans 100 villes des États-Unis.

Ces actions sont menées par l’association d’employés Our Walmart (Organization United for Respect at Wal-Mart), organisation financée par le principal syndicat des travailleurs du commerce, Union Food and Commercial Workers (UFCW). Our Walmart affiche deux ambitions. La première, centrée sur les travailleurs, vise à former et à renforcer les capacités d’auto-organisation de ces derniers. La seconde s’appuie sur l’organizing.

Nous avons suivi deux actions reflétant cette double ambition. La première, menée le 24 avril 2013 au matin sur le parking d’un magasin de Paramount, en périphérie de Los Angeles, consistait en une action de soutien aux employés de l’entreprise luttant pour obtenir du management davantage de respect, faire cesser les réductions de personnel et les menaces de représailles. La seconde s’est déroulée en novembre 2013 lors du Black Friday devant deux magasins Wal-Mart de Chicago. Pour la deuxième année consécutive, cette manifestation se déroule simultanément dans une centaine de grandes villes des Etats-Unis. Chacune a été organisée par l’association Our Walmart avec l’appui de ses alliés locaux (prêtres, associations progressistes, militants).

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Manifestants devant le neighborhood market de Lakeview, Chicago.

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Chaîne humaine composée d’une dizaine d’employés, de pasteurs, de membre du syndicat UFCW, et de militants bloquant la rue faisant face à la police (Lakeview, Chicago).

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Face à face entre employés et encadrement (Supercenter de Paramount, Californie)

Parmi les soutiens syndicaux, on retrouve le syndicat des enseignants de Chicago (Chicago Teachers Union), qui lutte en parallèle contre les coupes budgétaires de la municipalité visant à fermer des écoles dans les zones les plus pauvres, notamment dans le sud de la ville (Supercenter de North Avenue, Chicago)

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Un cadre de l'entreprise Wal-Mart venu spécialement du siège de Bentonville en Arkansas supervise les actions menées par Our Walmart aux côtés de la Police

Depuis les années 1960 et l’apparition du shopping center, première forme de centre commercial, l’une des principales luttes des syndicats de la grande distribution concerne le droit d’approcher les salariés sans être arrêté pour violation de propriété. Cinquante ans plus tard, les militants syndicaux ne sont toujours pas autorisés à démarcher dans les magasins ni à obstruer le passage des clients qui y entrent et en sortent.

Après avoir scandé des slogans et distribué des tracts aux clients du magasin sous l’œil et le caméscope de la police et d’un cadre venu spécialement de l’Arkansas, les salariés s’expriment tour à tour devant une ligne de managers souriants et imperturbables. Lorsque les premiers voient leurs phrases reprises en cœur par les autres associés grévistes, les managers des magasins les invitent systématiquement à s’entretenir par la suite, en tête à tête et au calme en mettant en avant la politique de la porte ouverte pratiquée par Wal-Mart.

Les thématiques et tactiques communes à Occupy Wall Street, Our Walmart et aux campagnes soutenues par des syndicats des services comme « Fight for 15 » et « Fast Food Forward » pour dénoncer publiquement les pratiques des grandes entreprises se révèlent être particulièrement mobilisatrices dans des branches où les emplois à bas salaires sont les plus nombreux. En appelant à une conscience publique autour du salaire minimum nécessaire au salarié pour vivre et faire vivre décemment sa famille, elles ont permis de rallier l’essentiel des militants aux manifestations se tenant au lendemain de Thanksgiving.


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La crise économique de 2008 semble être paradoxalement un facteur favorable à la contestation, via l’arrivée de nouveaux profils de travailleurs et la relance de campagnes offensives de syndicalisation se nourrissant du mécontentement social envers les multinationales et la finance.

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8 heures du matin, une trentaine d’employés et de militants sont réunis sur le parking du magasin Wal-Mart de Paramount, six mois après la grande mobilisation du Black Friday. Réunis en cercle, chacun se présente rapidement en ajoutant quelques mots d’encouragement pour le groupe. Deux prêtres sont présents. Celui qui s’exprime nous confie s’être fait arrêter et conduire au poste de police en novembre dernier. Officiant dans la paroisse la plus proche, il conclut une prière d’encouragement aux employés en affirmant « N’ayez crainte, Jesus est de notre côté ». Les pasteurs et prêtres des communautés voisines qui participent aux actions représentent d’importants relais, en particulier avec les travailleurs appartenant aux minorités afro-américaines et latinos. Compte tenu de la difficulté pour les syndicats d’approcher directement les employés auxquels la direction dispense des formations antisyndicales sur le lieu de travail, l’appartenance religieuse et territoriale permet d’attirer de nouveaux membres.

Avec les membres locaux de l’UFCW, les « organizers » (syndicalistes employés par UFCW pour recruter et former de nouveaux membres au sein de l’association Our Walmart) œuvrent tout au long de l’année à entretenir leur réseau composé notamment d’associations de défense des travailleurs et de congrégations religieuses en se joignant à des mobilisations de soutien à d’autres travailleurs et en participant activement aux évènements religieux et fêtes de quartier au sein de différentes communautés locales alentours. La présence de militants, activistes et syndicalistes lors de la manifestation du Black Friday, en tant que manifestants et porte-paroles, confirme les liens étroits noués entre ces groupes d’activistes et organisations syndicales.

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Our Walmart se définit comme une association indépendante réservée aux employé-e-s et ex-employé-e-s de l’entreprise. Par l’intermédiaire des « organizers » répartis sur tout le territoire et coordonnés à l’échelle nationale, elle vise à recruter et à former les employés à s’organiser de manière autonome face à leur employeur. Sa création par l’UFCW part du constat qu’à court terme une stratégie de syndicalisation classique est vouée à l’échec. L’antisyndicalisme, la taille de l’entreprise mais aussi la dissémination et le turnover de sa main-d’œuvre dans des milliers d’établissements ont jusqu’à présent permis à la direction d’isoler les contestations les plus vives. Ainsi, les deux pré requis de la campagne sont d’éviter les dispositifs antisyndicaux déployés par la direction et d’établir un lien avec des employés craignant de perdre des heures de travail ou d’être licenciés au moindre faux pas.

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Phil LeBeau, un reporter de la chaine nationale CNBC peine à trouver un employé à interviewer en remontant le cortège. Les actions médiatiques, comme celles du Black Friday, très encadrées par les organisateurs à l’échelle nationale, ne sont pas les seules actions menées. Si elles rassemblent davantage de manifestants, les employés membres d’Our Walmart n’y représentent au mieux que 10 % des participants. Ils révèlent par ailleurs la prise en compte attentive par la firme des actions menées par l’organisation et le déploiement d’une variété de réponses. La direction a ainsi mis en place une ligne téléphonique nationale (Labor Relation’s Hotline) et demandé à l’ensemble des managers opéra- tionnels de signaler immédiatement toute activité syndicale et/ou liée à Our Walmart. En outre, près des trois quarts des employés de l’enseigne étaient de service lors de la journée de Thanksgiving et le lendemain

Si des figures locales de la campagne comme Myron Byrne, employé du Wal-Mart de Lakeview, Illinois, apparaissent sur les tracts, dans les courriels et les communiqués de presse de l’organisation, la communication, les outils d’organizing et les actions nationales font l’objet d’un agenda précis élaboré et diffusé par les cadres de Washington D.C. en contact permanent avec les organizers locaux. Ainsi, les tracts reçus du siège comprennent un argumentaire national et sont ensuite régionalisés par inclusion d’un témoignage d’un-e employé-e local-e.

S’il ne s’agit pas encore d’occupation du lieu de travail (ce sera le cas en novembre 2014), l’arrestation d’une dizaine d’employés et d’activistes ayant bloqué la circulation rejoint les actions de désobéissance civile et les sit down strikes utilisés au cours des années 1930 par les ouvriers de l’industrie automobile mais aussi, épisode moins connu de l’histoire syndicale nord-américaine, par les jeunes femmes employées par la chaine de supermarchés Woolworth’s à Détroit lors des grèves de 1936-1937.

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Dos à la chaîne de manifestants, une rangée de cameramen et de photographes attend que la police locale procède au menottage des protestataires bloquant la rue. Les arrestations d’employés et d’activistes, expérimentées quelques mois avant à Los Angeles, permettent à Our Walmart de s’assurer d’une couverture médiatique locale et nationale plus importante qu’une manifestation devant un magasin.

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Dès la fin de l’année 2012, des actions aux revendications similaires se déroulent dans de grandes métropoles autour d’enseignes multinationales de fast-food (McDonald’s, Burger King, Wendy’s, KFC), organisées sur le même modèle par des associations (Fast Food Forward, Fight for 15) financées par la Service Employees International Union (SEIU). Depuis 2012, ces manifestations recentrées autour d’une revalorisation des salaires horaires à 15 $ dans les emplois peu rémunérés (lorsque le salaire minimum fédéral est de 7,25 $) se sont multipliées, diversifiées (touchant les aides à domiciles, les employés des aéroports et les employés fédéraux contractuels), étendues au territoire nord-américain et au delà, touchant 33 pays et 6 continents. Depuis, les salaires minimums ont été revus à la hausse dans 11 États et, dans le cas de Walmart, le Black Friday est devenu lors de ces trois dernières années une journée de mobilisation médiatique majeure. En novembre 2014, le mouvement a ainsi atteint les 1 600 manifestations dans 48 états.

Pour citer cet article

Mathieu Hocquelet, « Les mobilisations Our Walmart, acteurs, actions, rhétoriques (Los Angeles et Chicago, 2013)», Revue Images et Sciences Sociales [En ligne], 2015 (n° 001). URL : http://iess.lamop.fr/001/

L'Auteur

Mathieu HOCQUELET est post-doctorant au John F. Kennedy Institute for North American Studies à l’Université Libre de Berlin et chercheur associé au Centre Maurice Halbwachs (EHESS, Paris).
Ses travaux portent sur les mutations du travail et de l’emploi dans la grande distribution, les restructurations, les mobilisations de salariés précaires, la responsabilité sociale des entreprises et les dispositifs de communication interne.
Sa thèse Les ressorts du consentement serviciel dans le nouveau capitalisme commercial : le cas de la grande distribution, soutenue fin 2012 sous la direction de Jean-Pierre Durand (Centre Pierre Naville, Université d’Evry), s’intéresse à la nature du lien entre ressorts du consentement au travail, renforcement du pouvoir économique et remise en question du régime d’accumulation d’une branche particulièrement exposée au public.
Il poursuit actuellement une recherche en sociologie du travail et des mouvements sociaux débutée au sein du Centre Maurice Halbwachs portant sur les mobilisations récentes des employés de Wal-Mart aux Etats-Unis.

Pour aller plus loin

Hocquelet Mathieu (2014a), «Grande distribution globale et contestations locales: les salariés de Walmart entre restructurations discrètes et nouvelles stratégies syndicales», Travail et emploi, n° 137, pp. 85-103
Hocquelet Mathieu (2014b), « "Making Change at Walmart" : le syndicalisme solidaire étasunien au sein d'une multinationale des services », Critique internationale, n° 64, pp. 17-32
Hocquelet Mathieu (2014c), « Les passés composés de la grande distribution.De l’appropriation managériale au support des contestations salariales», Sociologies pratiques, n° 29, pp. 63-72